Le Rouyn (subdivision, etc.).

Le chemin de fer dans la région de Rouyn et de Noranda, un enjeu pour le contrôle du nord-ouest québécois, par Jules Jobin membre TRAQ.

 

Dans les débuts…

L’histoire de l’implantation du chemin de fer dans la région de Rouyn transcende les dimensions locale et régionale pour atteindre la sphère nationale alors qu’il se retrouve au cœur d’une lutte féroce entre l’Ontario et le Québec pour le contrôle des ressources minières du Nord-Ouest québécois. La bataille s’étalera sur quatre ans, impliquera tous les ordres de gouvernement et fera couler beaucoup d’encre.

En 1920, le prospecteur Edmund Home découvre un imposant gisement de cuivre et d’or aux abords du lac Osisko, situé dans l’actuelle ville de Rouyn-Noranda. Aussitôt, la rumeur se propage et les gens affluent dans la région, attirés par les promesses du nouveau territoire. En 1926, la ville de Noranda est officiellement constituée. Elle est alors gérée par la compagnie Noranda Mines, mise sur pied en 1922. En 1927, le campement minier de Rouyn obtient à son tour le statut de ville. Dès le début, l’avenir des villes jumelles s’annonce prometteur. Toutefois, étant difficilement accessibles, Rouyn et Noranda sont pratiquement coupées du reste du monde. L’arrivée du chemin de fer est un évènement attendu avec impatience.

 

 

 

Les premières voies de communication

Au début des années 1920, la navigation s’organise sur une base régulière le long des grandes voies d’eau servant à l’exploitation dans la nouvelle région minière. Des lignes ferroviaires sont étendues jusqu’à Angliers au Témiscamingue, Kirkland Lake en Ontario ainsi qu’à Macamic et Amos en Abitibi, afin d’acheminer les grandes quantités de matériel et l’équipement de forage nécessaires à la construction des chantiers miniers Pour atteindre Noranda, le matériel doit ensuite transiter par la route d’eau du Témiscamingue et par la rivière Harricana ou par les *chemins d’hiver* rudimentaires offrant une voie de communication alternative en hiver. Selon des témoignages recueillis auprès des premiers arrivants, la traversée est une épreuve extrêmement pénible. Pour se rendre au campement minier de Rouyn, alors constitué de quelques cabanes de rondins, les hommes doivent marcher pendant deux jours complets à travers bois avec tous leurs biens sur le dos, Le transport aérien s’implante dans la région vers 1924, permettant enfin aux habitants de recevoir du courrier et des journaux. Néanmoins, la grande dépendance des gens envers les voies navigables et aériennes pose de sérieux problèmes, principalement en hiver. La construction d’un chemin de fer reliant la région de Rouyn au reste du pays est plus que nécessaire afin de sortir la population de son isolement.

 

Début de la course au chemin de fer

A l’été 1923, le premier ministre québécois Louis-Alexandre Taschereau entame des pourparlers avec le Chemin de fer Canadien Pacifique (CFCP). Moyennant l’octroi d’une généreuse subvention, la compagnie accepte de prolonger sa ligne d’Angliers jusqu’à la région de Rouyn. Le projet reçoit un fort appui de la population. Cependant, Taschereau juge le CFCP trop gourmand puisque le gouvernement québécois a déjà largement subventionné la portion de la ligne qui traverse le Témiscamingue, il refuse de lui offrir davantage.

En 1924, les dirigeants de la Noranda Mines négocient avec la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (Canadien National devenu CN) afin de convaincre ses décideurs que Rouyn a la capacité de rentabiliser une ligne la reliant au Transcontinental. Ayant contracté de nombreuses dettes après la Première Guerre mondiale en absorbant le Grand Trunk le Grand Trunk Pacifique, le Canadien Nord, l’Intercolonial, le National transcontinental, en plus d’un réseau massif de télégraphie, le CN juge le projet trop risqué.

Humphrey Wallingford Chadbourne, directeur de la Noranda Mines, se tourne alors vers l’Ontario et lui promet de construire une fonderie sur place s’il ordonne immédiatement le prolongement de la branche Nippissing Central Railway du Temiskaming and Northern Ontario Railway (T&NO) de Larder Lake à la région de Rouyn. Le T&NO projetait depuis 1923 d’étendre son réseau jusqu’aux villes jumelles puis jusqu’aux abords du jeune développement minier qui deviendra Val-d’Or, au milieu des années 1930. George Lee, président de la Ontario Northland Transportation Commission, estime que 500 tonnes par jour seront transportées de la mine à la fonderie, en plus des tonnages des mines des environs, Cela représente des revenus annuels de 671,908$ et des profits nets de 134,381$.

En 1924, le premier ministre ontarien Howard Ferguson autorise le projet de T&NO, conscient que l’industrie minière nordique jouera un rôle de premier plan dans les années à venir et que l’enjeu économique derrière le contrôle du chemin de fer se rattachant à Rouyn est immense. Lorsque le potentiel de la région minière du Nord-Ouest québécois devient une évidence et que le projet du chemin de fer de l’Ontario est rendu public, le gouvernement québécois est pris de court. Le premier ministre Taschereau désire à tout prix éviter que les richesses de la région minière soient détournées vers l’Ontario. Il s’ensuit une union rapide ente l’État québécois et le Canadien National qui viendra mettre des bâtons dans les roues du T&NO.

Le Canadien National voit désormais en Rouyn et ses richesses, une occasion en or de renflouer ses coffres pour rembourser ses dettes. Par ailleurs, il est conscient que si le T&NO s’établit à Rouyn, la Noranda Mines choisira de faire affaire avec le T&NO, car ses fournisseurs et ses investisseurs proviennent majoritairement de l’Ontario et des États-Unis, il est donc dans l’intérêt du CN d’obtenir le monopole. En mars 1925, sir Henry Thornton, président du Canadien National, annonce officiellement que sa compagnie construira un chemin de fer reliant Rouyn à O’Brien (municipalité de Taschereau) d’ici Noël et que la fonderie de la Noranda Mines sera construite à Destor. Il déclare à la presse que son projet est essentiel au bien-être de la province québécoise afin de contrôler et limiter le tonnage envoyé en Ontario. La nouvelle est accueillie avec joie au Québec.

En Ontario, la réaction est tout autre. La présence du Canadien National est perçue comme une menace pour le commerce avec le Nord-Ouest québécois. Dans un article du Northern Miner de juin 1925, un journaliste appelle au boycottage économique du Québec. Pour sa part, le Ottawa Journal accuse les libéraux d’avoir lancé cette entreprise afin d’acheter l’appui du Québec et de récolter des fonds électoraux. Tout au long du litige, les journaux s’en donnent à cœur joie. Qu’ils soient ontariens ou québécois, à petit ou à grand tirage, chacun a son mot à dire dans cette polémique qui dépasse clairement le cadre local.

Du côté du T&NO, tout est en place afin de commencer la construction du chemin de fer vers Rouyn à partir de Larder Lake, dont seulement 37 miles les séparent. George Lee est convaincu que l’annonce de Thornton est un bluff, puisque, selon lui, le projet du CN est trop peu avancé pour pouvoir être terminé avant l’été 1926. En mars 1925, le premier ministre de l’Ontario, Ferguson, demande à Lee de mobiliser autant d’hommes et de ressources qu’il peut afin de compléter la ligne dans les plus brefs délais. La course est lancée.

Le gouvernement québécois et le CN sont conscients qu’ils ne pourront atteindre Rouyn avant le T&NO qui a une distance plus courte et un terrain moins accidenté à franchir. Taschereau utilise alors tous les moyens à sa disposition pour stopper son rival. D’un point de vue légal, le T&NO peut construire son chemin de fer jusqu’à la frontière québécoise sans problème. Passé ce point, bien qu’il possède une charte fédérale lui accordant le privilège de construire n’importe où dans le dominion, le T&NO doit acheter le droit de passage à la province de Québec. Taschereau refuse de le lui vendre. Devant l’obstination du gouvernement québécois, le T&NO n’a d’autre choix que d’invoquer sa charte fédérale et le Railway Act afin d’utiliser les terres dont il a besoin au Québec. Il lance également une pétition destinée au ministre fédéral des Chemins de fer et des Canaux, Graham Bell.

La situation est délicate puisque le gouvernement fédéral libéral est minoritaire et que ses appuis proviennent majoritairement du Québec. Le T&NO n’obtient aucune réponse du gouvernement fédéral qui désire éviter la question. Profitant du fait que le T&NO est bloqué à la frontière, Taschereau et Thornton débutent la construction de leur chemin de fer en 1925. De son coté, afin de ne pas perde de temps, le T&NO décide d’étendre sa ligne jusqu’à Cheminis près de la frontière. Pendant cette période, le T&NO demeure le meilleur service ferroviaire pour le camp de Rouyn qui fait livrer ses marchandises par chevaux à partir de Cheminis. Les coûts de transport sont énormes et la population des villes jumelles a hâte que le conflit se règle afin d’avoir droit à son chemin de fer.

Intervention du fédéral

Howard Ferguson décide d’accélérer les choses. Dans un télégramme incisif, il lance un ultimatum au premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King. Il insiste sur le fait qu’aucun progrès n’a été réalisé par le ministère de Bell, même si le T&NO possède les droits nécessaires à son projet en vertu de sa charte. Ce télégramme met une pression énorme sur les épaules du gouvernement minoritaire de Mackenzie King, d’autant plus que 1925 est une année d’élection. Ce dernier se retrouve entre l’arbre et l’écorce; sa victoire dépend du soutien des Québécois, mais aussi de celui des Ontariens à qui il vient de s opposer sur la question hydroélectrique.

King confie la tâche de trancher à la Cour suprême du Canada.

Du coup, il offre au Canadien National une bonne longueur d’avance. Le 10 décembre 1925, la Cour suprême du Canada déclare que le Parlement fédéral a le droit d’exercer sa juridiction sur les terres de la couronne en sol québécois: Le jugement ne plait à aucune partie, King se voit contraint de prendre position. Le T&NO est toujours stoppé à la frontière. Le jugement déplait également au gouvernement québécois qui s’oppose à ce que le fédéral se prononce sur ses affaires internes. Insatisfait et désirant ralentir un peu plus le T&NO, Québec décide d’en appeler au Conseil privé de Londres, alors le plus haut tribunal d appel pour le Canada. Le verdict, rendu le 17 mai 1926, reste le même. La crise constitutionnelle de 1926 liée à l’affaire King-Byng sert de prétexte à Mackenzie King pour retarder son jugement.

Dénouement

Ce n’est que le 14 mars 1927, que le gouvernement fédéral réélu lors des élections tenues en septembre 1926, tranche en faveur du T&NO. Fergusson et Lee craignent que le gouvernement québécois place d’autres obstacles sur leur route, mais à leur grande surprise, Taschereau leur annonce qu’il leur laisse le champ libre. La victoire a un goût amer pour le T&NO puisque le délai a permis au Canadien National de relier Rouyn à O’Brien, qui se nomme désormais Taschereau. De plus, le nouvel embranchement du Transcontinental l’empêche d’étendre sa ligne au-delà de Rouyn. Thornton désire préserver son monopole et s’oppose farouchement à la présence du T&NO à Rouyn, mais désormais il n a plus l’appui du gouvernement québécois. Le T&NO atteint finalement Rouyn le 15 octobre 1927.

Les nouvelles lignes ferroviaires furent un vecteur de développement économique et démographique incomparable pour les villes de Rouyn et de Noranda en leur permettant d’entrer en communication avec le reste du monde. Au terme du litige, les villes jumelles sont reliées à Montréal par l’embranchement (Rouyn) Noranda/Taschereau du Canadien National et à Toronto par le Temiskaming and Northern Ontario Railway. En 1927, entre 30 et 40 wagons de marchandises et près de 80 passagers arrivent chaque jour à Noranda par la gare du Canadien National. Cependant, malgré les efforts du gouvernement québécois, la Noranda Mines continue de privilégier le commerce avec l’Ontario, car il revient meilleur marché de passer par la province voisine que de faire transiter les marchandises par le Québec. De plus, la majorité des investissements provient toujours de la région de Toronto et des États-Unis.

Selon une estimation non scientifique (Gazette du Nord, le 31 août 1928), environ 80% du commerce de la région de Rouyn se ferait avec Toronto. Néanmoins, avec le recul, il apparait que la présence du CN a contribué à affirmer la mainmise du gouvernement québécois sur le nord-ouest de la province en limitant la pénétration du T&NO et donc le contrôle économique de l’Ontario, à la région de Rouyn.

En définitive, la course au chemin de fer pour la région de Rouyn est une étape importante dans l’histoire du Nord-Ouest québécois. Elle fut un enjeu majeur tant pour les villes de Rouyn et Noranda que pour les provinces ontarienne et québécoise alors que la région minière fut le théâtre d’affrontements d’intérêts économiques, politiques et nationalistes.

 

 

Auteur: 
Jules Jobin, membre TRAQ
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